Je vous ai parlé il y a peu de son roman Derniers jours d’un monde oublié, il est maintenant temps de partir à la rencontre de l’autrice Chris Vuklisevic !
1. Bonjour, Chris ! Merci d’avoir accepté de répondre à mes questions ! :) Est-ce que tu peux te présenter pour celles et ceux qui ne te connaissent pas encore ?
Bonjour, Anaïs ! Je m’appelle Chris Vuklisevic, j’ai 28 ans et je suis née à Grasse, sur la côte d’Azur. Il y a 10 ans, je suis montée à Paris pour terminer mes études, et comme je travaille dans l’édition, milieu très parisien, j’y suis restée. Mais je prépare en ce moment un grand départ vers l’étranger… Je m’en vais vivre dans quelques mois sur une île (qui n’a rien à voir avec celle de mon roman, puisqu’il n’y fait pas très chaud et qu’a priori, elle est bien présente sur les cartes !).
2. Ton premier roman, Derniers jours d’un monde oublié, est paru en avril de cette année chez Folio SF après avoir remporté le concours des 20 ans de cette maison d’édition. Peux-tu nous en raconter la genèse ?
Il faut remonter pour cela à une dizaine d’années. Lors d’un trajet Paris-Antibes en train, je vois défiler derrière ma fenêtre un petit village pittoresque, relié par un chemin à un minuscule cimetière carré, bordé d’un muret. (Spoiler : cela n’a absolument rien à voir avec le roman final tel qu’il existe aujourd’hui.) Ce qui m’a fait me demander : à quel moment est-ce qu’on décide de construire un muret autour d’un minuscule cimetière carré ? Réponse : au moment où on est sûrs que personne ne va mourir et donc exiger une extension dudit cimetière. Donc, quand plus personne ne meurt, c’est qu’on est bloqué dans le temps (en toute logique, n’est-ce pas ?). A partir de là, j’ai inventé tout une histoire de village coincé dans une faille temporelle, expulsé de l’île d’où il venait – île restée bloquée dans le temps elle aussi dans un univers parallèle, invisible aux yeux du reste du monde.
Finalement, après 10 ans de péripéties, il n’est resté que cette île (oui, tout ça pour ça). Le roman commence le jour où l’île réapparaît aux yeux du monde, lorsque des pirates passent par là et la (re)découvrent après des siècles de disparition.
3. Est-ce que la fantasy est un genre qui s’est naturellement imposé à toi ? Comment l’as-tu abordé ?
J’ai toujours lu de l’imaginaire, même si je n’ai appris l’existence du mot « fantasy » qu’à 16 ans. Les contes, le fantastique, la fantasy font partie de mes principales lectures et influences. Je n’ai donc jamais songé à écrire un roman ultra-réaliste ; ce n’est pas dans mes codes ni dans mes goûts. Avec Le Trône de Fer et L’Assassin royal comme principales références, je me suis donné des modèles solides et tout en mettant la barre très, très haut (trop haut, d’ailleurs, ce qui m’a parfois donné des complexes et bloquée dans l’écriture). Je ne prétends pas leur arriver au petit orteil, mais j’aime l’aspect trivial de ces œuvres, leur ancrage dans la brutalité du réel, et c’est ce que j’ai voulu insuffler à mon roman. Une fantasy qui, certes, a sa petite dose d’effet « waouh », mais qui n’a rien d’éthéré et reste terre-à-terre.
4. Ton livre évoque des thématiques fortes qui lui donnent toute son épaisseur (le contrôle de la démographie, l’accès à l’eau, l’ouverture aux étrangers…). Comment ces thématiques ont-elles émergé dans ton travail d’écriture ?
Le thème de la démographie est celui qui a émergé en premier, pour une simple question de cohérence du récit. Quand quelques centaines de personnes vivent en autarcie sur une île pendant des siècles, elles rencontrent trois menaces : l’extinction, la surpopulation et la consanguinité. J’ai donc inventé le personnage de la Main, sorcière chargée de contrôler l’équilibre démographique sur l’île, pour régler cette problématique.
Cette thématique est intrinsèquement liée à celle des ressources. Si la population grandit trop, il n’y aura plus assez de terre, ni de nourriture, ni d’eau. La ressource en eau potable étant la plus vitale, c’est aussi celle qui constitue le meilleur déclencheur de tension narrative. Il suffit de trois jours à un microcosme pour s’effondrer à partir du moment où l’eau disparaît. Cela m’a permis de donner un côté compte-à-rebours au récit.
Sauf qu’ici, l’eau n’a pas disparu ; ce sont les habitants qui ont soudain peur d’en manquer en voyant arriver les étrangers. Ils déclenchent donc la pénurie comme des grands – bien aidés par des dirigeants qui empirent le tout avec des rationnements drastiques.
A l’origine, dans le premier jet du roman, les pirates qui arrivent sur l’île étaient beaucoup plus nombreux. C’est mon mari, qui a fait office d’alpha-lecteur, qui m’a fait remarquer qu’en réalité, les pirates ne servaient pas à grand-chose. Ils débarquent, restent sur le rivage auquel on les cantonne, puis repartent. Et c’était justement cela le plus intéressant : le problème, ce ne sont pas les étrangers en eux-mêmes, mais la réaction des habitants à leur arrivée. C’est la peur, le repli, l’avidité et la haine qui vont engendrer une cascade de tragédies. Je n’ai donc gardé finalement qu’un seul bateau pirate, pour accentuer cette idée d’une minuscule pierre qui va faire s’écrouler tout l’édifice (comme le raconte la citation biblique qui ouvre le roman).
5. Tu as laissé de côté tout manichéisme dans la construction de tes personnages principaux, la plupart sont même assez sombres ! Peux-tu revenir sur ce choix ?
Il était important pour moi de montrer la face monstrueuse de chaque protagoniste, mais aussi sa part de vulnérabilité. En fait, ils ne sont pas si affreux que cela ; ils vont simplement au bout de ce qui pourrait nous traverser l’esprit dans de telles circonstances.
Nous nous croyons tous bons et généreux, mais quand nous regardons honnêtement en nous-même, il n’en reste pas grand-chose. A l’inverse, nous posons souvent sur les autres un regard très dur, sans empathie, surtout sur ceux qui ne nous ressemblent pas. Mettez là le mot que vous voulez – les véganes, les anti-véganes, les abrutis de droite, les idiots de gauche, les gays, les homophobes, les… L’indulgence que nous avons envers nous-même disparaît aussitôt lorsqu’on regarde de haut ces gens qu’on range dans une case. C’est plus facile ainsi. Il serait trop inconfortable d’admettre que ces personnes-là sont au fond des êtres humains exactement similaires à moi. Complexes, fragiles, faillibles. Comme moi.
C’est l’un des grands rôles de la fiction, je crois, de nous rappeler cette vérité dans un monde de plus en plus polarisé. Où « l’autre » perd son statut d’être humain face à notre orgueil, à notre certitude d’avoir raison. C’est pour cela que j’ai créé des personnages sombres, voire détestables, qu’on catégoriserait immédiatement comme « enfoirés » dans la vraie vie. Pour renvoyer au lecteur un miroir de sa propre condition et le faire entrer en empathie avec eux – sans excuser pour autant les horreurs qu’ils commettent.
6. Ton livre est plutôt court pour un roman de fantasy à l’univers aussi riche, mais il reste assez aéré, sans grandes explications pesantes. Comment as-tu bâti sa structure ?
J’ai commencé par écrire le roman comme si le lecteur connaissait déjà tout de l’univers et que je n’avais rien à lui expliquer de la géographie, la magie, la structure politique, etc. Au moins, j’étais sûre de ne pas m’appesantir. Ensuite, il a fallu réintégrer des explications, mais seulement celles qui s’avéraient essentielles à la compréhension du récit. J’ai pour cela repris une structure souvent utilisée en imaginaire, qui consiste à insérer entre les chapitres des documents issus de l’univers : des factures, des lois, des comptines, des publicités… De cette manière, c’est l’univers qui se raconte lui-même, par petites touches, au lieu de mettre des explications un peu lourdes dans des dialogues qui sonneraient faux.
7. Quel effet cela fait-il d’être publiée pour la première fois ? Comment vis-tu cette première expérience ?
Franchement, c’est incroyable : je ne m’attendais pas à autant de soutien, d’encouragements et de retours positifs sur mon texte. C’est ce qui m’enthousiasme le plus, de savoir que cette histoire atteint des personnes que je n’ai jamais rencontrées, des lecteurs que je n’aurais jamais touchés autrement. Et, bien sûr, voir mon livre sur les tables des librairies pour la toute première fois restera un moment inoubliable !
8. As-tu un rituel pour te mettre à écrire ? (musique, thé, etc.)
L’indispensable, c’est le thé. J’en ai des dizaines à ma disposition pour être sûre d’en avoir un pour chaque humeur et chaque moment de la journée (ou de la nuit). En hiver, j’allume une bougie ; regarder la flamme a un effet hypnotique qui favorise ma concentration. J’aime bien mettre aussi de la musique, mais il faut qu’elle reste assez neutre. D’une part pour pouvoir me concentrer (je ne sais pas comment font ceux qui arrivent à rester focus avec des musiques épiques émouvantes, ça m’emporte trop !), et d’autre part pour ne pas croire que ce que j’écris est hyper stylé, alors que c’est en réalité la musique dans mes oreilles qui fait tout le job…
9. Quels sont tes projets littéraires ?
J’ai un premier jet de roman inachevé qui attend depuis plusieurs mois que je m’y repenche. J’avoue avoir assez peur : contrairement à Derniers jours d’un monde oublié, pour lequel j’avais d’abord construit un scénario très détaillé, je me suis lancée sur ce projet sans aucun plan en tête, en mode « jardinier » total. Du coup, je ne sais pas trop ce que cela va donner quand je vais le rouvrir avec du recul…
10. Et une dernière question indiscrète : quel(s) livre(s) lis-tu en ce moment ?
Je lis toujours de nombreux livres à la fois, entre mon travail pour une revue littéraire et mes chroniques pour l’émission de radio La Bouquinerie Jeunesse. Quand je trouve un peu de temps pour moi, je lis en pointillés Lettres à un jeune romancier de Mario Vargas Llosa. Un pur bonheur pour tout écrivain ; c’est à la fois érudit et accessible, passionnant et concret. Une vraie leçon d’écriture. Côté fiction, j’ai commencé Fils-des-Brumes de Brandon Sanderson. Je n’avais encore jamais lu cet auteur, et j’espère pouvoir m’y plonger plus intensément cet été.
Merci beaucoup de ta participation !
Merci à toi, Anaïs ! C’était un plaisir de répondre à tes questions.
Retrouvez Chris Vuklisevic sur Instagram : https://www.instagram.com/chris.vuklisevic