Né en 1951, Serge Brussolo a commencé à être publié dans les années 80, à un rythme pour le moins soutenu, avec pendant très longtemps plusieurs romans par an ! Incontournable auteur des littératures de l’imaginaire, il a remporté de nombreux prix, a écrit aussi bien pour les adultes que pour la jeunesse et a tâté du roman historique et du thriller. C’est d’ailleurs à ce dernier genre qu’appartient sa publication la plus récente, Le Cavalier du Septième Jour, paru chez H&O Éditions en avril 2021. Un thriller prenant qui flirte avec l’étrange, comme je vous le disais dans ma chronique parue la semaine dernière. C’est un auteur que j’ai pas mal lu, notamment le roman Le carnaval de fer qui m’a particulièrement marquée et a influencé certaines scènes de mon livre La Mer des Songes. Si vous ne connaissez pas encore Serge Brussolo (est-ce possible ?!), je ne saurais trop vous conseiller de vous y frotter. A minima, cela vous prouvera que certains auteurs français sont parfaitement capables de rivaliser avec les anglophones en termes d’imagination débridée et d’écriture ultra efficace. Et pour achever de vous convaincre, voici une interview du maestro himself !
1. Bonjour, Serge ! Merci d’avoir accepté de répondre à mes questions ! 🙂
Je ne vous cache pas qu’il est assez intimidant pour moi de vous interviewer. Dans ma famille, votre nom reste évocateur de grands moments de lecture et vous faites partie des auteurs qui ont influencé ma propre approche de l’écriture, notamment votre manière de brouiller les frontières des genres et de ne vous poser aucune limite. Je trouve cette liberté de ton très stimulante en tant que lectrice, et bien sûr en tant qu’autrice. S’est-elle imposée comme un besoin dès le départ ou l’avez-vous construite au fil de l’expérience ?
En fait, ça a toujours été mon point de départ, (j’étais très jeune à l’époque !) je trouvais que beaucoup d’auteur avaient tendance à remuer la même tambouille et à faire du réchauffé et, contrairement à ce qu’on répète, j’avais la conviction que ce n’était pas dans les vieux pots qu’on fait forcément la bonne soupe. J’avais envie de nouveauté, d’étonnement, de jamais vu. Je pensais qu’il était nécessaire de se risquer dans des territoires inconnus, systématiquement. Beaucoup de bouquins m’ennuyaient. Je me répétais qu’il fallait tourner le dos à tout ça et faire autre chose. Par ailleurs, il m’apparaissait que dans les domaines de la SF ou du fantastique les auteurs en qui on voyait de « grands délirants » n’étaient pas si délirants que ça, et me laissaient sur ma faim. Je pensais qu’on pouvait aller beaucoup plus loin et s’affranchir carrément du carcan du cartésianisme cher au public français. Je voulais être étonné… foudroyé, « Thunderstruck ! » comme dans la célèbre chanson d’AC/DC. Mon but était donc de commencer par m’étonner moi-même pour étonner les autres et les arracher à la grisaille du réel. J’ai essayé, par la suite, de rester fidèle à cette ligne de conduite, et d’en dévier le moins possible quelles que soient les contraintes du genre dans lequel je m’exprimais.
2. J’ai pu lire ici et là que vos débuts avaient été difficiles et j’imagine que vous avez dû connaître des périodes de doutes. A quel moment vous êtes-vous dit que vous étiez bel et bien écrivain ?
Je n’ai jamais douté, c’est ça qui m’a sauvé, qui m’a « porté », cette certitude – très arrogante – que j’avais d’avoir raison et d’être sur le bon chemin. Tout petit je ne m’imaginais pas faire autre chose que raconter des histoires. Je le faisais oralement, pour mes copains de cour de récréation, puis plus tard par écrit.
Cela dit, effectivement, mes écrits ont déconcerté plus d’un éditeur ou directeur de revues pétri de classicisme. Aux USA les choses bougeaient, certains auteurs se hasardaient déjà dans des territoires inexplorés, mais en France on restait très accroché aux vieux thèmes, aux règles. Heureusement, j’ai eu la chance de rencontrer une éditrice éclairée (Élisabeth Gille) qui dirigeait Présence du Futur, une collection alors très appréciée, et qui n’a pas hésité à me publier. Le succès a été immédiat, ce qui tend à prouver qu’il correspondait à une attente d’un certain public, principalement les jeunes, héritiers de Mai 68.
3. Vous êtes très prolifique, avec des dizaines de romans publiés au cours de vos quarante ans de carrière. Écrivez-vous très vite ou travaillez-vous beaucoup chaque jour ? Vous arrive-t-il de connaître des blocages ? Avez-vous déjà abandonné un manuscrit sans le terminer ?
J’ai toujours beaucoup travaillé, d’abord sur le scénario du roman en question, que j’essaye de fouiller un maximum et en envisageant toutes les ramifications possibles du théorème de base : psychologiques, politiques, religieuses, organiques, etc. Je me retrouve alors avec une masse de possibilités que je n’utilise pas toutes. J’écris un premier jet très vite, pour profiter des l’excitation de la découverte, afin de ne pas laisser refroidir l’influx initial. Il m’est arrivé d’écrire 40 pages en une journée parce que j’étais dans un état d’excitation confinant à la transe… Ensuite, bien sûr, je réécris beaucoup, je relis, je corrige. Je consacre environ six heures par jour à ce travail, et, le soir, je réétudie le scénario du lendemain pour voir si je peux y apporter des trouvailles qui l’amélioreront. Je crois beaucoup que de la pression, de l’intensité, peut jaillir quelque chose d’intéressant auquel on n’avait tout d’abord pas pensé. Quand la marmite est sur le point d’exploser, c’est là qu’on peut saisir au vol un truc vraiment intéressant. Bon, c’est ma façon de procéder, je ne la conseille à personne.
Je n’ai jamais eu de blocage, en fait j’ai surtout trop d’idées, et c’est parfois un crève-cœur de faire un choix, d’en sacrifier certaines qui me plaisaient bien. Je n’ai jamais abandonné de manuscrit en cours de rédaction. En revanche il m’est arrivé de laisser tomber des projets durant la phase d’élaboration scénaristique parce qu’ils ne m’excitaient pas assez, ou que le développement ne tenait pas ses promesses. Bref, la chaudière refusait de bouillir, la locomotive ne démarrait pas.
4. Dans Le Cavalier du Septième Jour, vous flirtez avec l’étrange et cela fait clairement partie de votre marque de fabrique. Qu’est-ce qui vous attire dans le bizarre, le grotesque, le baroque, l’inquiétant ?
J’aime tout ce qui sort de l’ordinaire. Cela vient sans doute des mes lointaines racines avec l’Amérique Latine ou l’Europe de l’Est, et d’un climat familial multiculturel très imprégné de superstitions populaires. Superstitions dans lesquelles j’ai baigné lorsque j’étais enfant. De toute manière je suis un auteur baroque à la manière brésilienne.
Par ailleurs, dans ma jeunesse, j’ai côtoyé beaucoup de gens adeptes de l’occultisme, des envoûtements, et ce genre de choses. Je n’y adhérais pas, certes, mais je trouvais néanmoins la chose passionnante. La magie c’est une porte ouverte sur tout autant de dimensions parallèles à explorer. Il en va de même avec la folie, les dérèglements psychiques. Vivre avec quelqu’un qui a perdu la tête, c’est entrer dans un autre univers, un côtoiement parfois dangereux qui risque de vous aspirer. Il faut savoir résister.
5. Pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse du Cavalier du Septième Jour ? Quel a été le point de départ de sa construction ? Êtes-vous parti d’un élément précis ou l’histoire s’est-elle présentée déjà en partie formée ?
En vérité, je ne sais pas vraiment. En fait le titre du roman m’avait traversé l’esprit il y a une trentaine d’années, un peu comme cette phrase bizarre de Mallarmé : « la pénultième est morte », qui le hantait et à laquelle il était incapable de donner un sens. Ce titre s’était imposé à moi, en dehors de tout roman auquel le rattacher. Un truc bizarre. Bref, je ne l’avais jamais utilisé. Je suis retombé dessus par hasard en rangeant des papiers. J’ai commencé à rêver dessus, en me demandant ce qu’il pourrait suggérer. Comme toujours avec moi, l’histoire s’est très vite construite d’elle-même : la légende, les Indiens, etc. Tout cela m’est venu sous forme de flashes, comme un puzzle qui se compléterait lui-même. C’est toujours comme ça que cela se déroule avec moi. C’est la partie très excitante du travail, cet emboîtement, ce puzzle, ce jeu de construction. C’est un peu comme une plante qui pousserait toute seule en accéléré, sans me demander mon avis.
6. Avez-vous des préférés parmi vos romans, des livres que vous avez particulièrement aimé écrire ou proposer au public ? Vous arrive-t-il de regarder vers le passé avec nostalgie ou chaque nouveau projet occupe-t-il toute la scène ?
Je ne suis pas du tout nostalgique, je suis plutôt tourné vers le présent. Cela dit il y a effectivement des romans envers lesquels j’éprouve un certain attachement, sans doute parce qu’ils sont liés à des évènements ou des drames personnels : La moisson d’hiver, Dernières lueurs avant la nuit, Ma vie chez les morts, le syndrome du scaphandrier, le carnaval de fer… Mais je me positionne principalement dans le présent, dans ce qui est en train de se faire, dans l’élaboration. Je pense très rarement à mes anciens textes, j’en oublie parfois les titres, il ne me viendrait pas à l’idée de les relire si ce n’est à l’occasion d’une réédition qui m’oblige à un travail de correction. Dans le même ordre d’idée je n’ai conservé aucune des critiques écrites sur moi, coupures de journaux, photos. J’ai profité au contraire de chaque nouveau déménagement pour m’en débarrasser.
Cela dit, il existe toujours des romans qu’on aurait aimé écrire mais qui n’ont pas vu le jour parce qu’ils n’intéressaient pas les éditeurs. Pas assez commerciaux. Un auteur professionnel doit s’habituer à faire avec. Il propose, le patron dispose en fonction de ce qu’il juge rentable ou non.
7. Les gens ont souvent une image romantique de l’écrivain tourmenté qui souffre pour accoucher de son livre-épiphanie et ne peut écrire qu’après avoir suivi un rituel bien particulier. C’est quelque chose que vous démystifiez dans plusieurs de vos interviews et je dois dire que je vous rejoins dans votre approche bien plus pragmatique. Pensez-vous que ce cliché nuit aux auteurs d’une certaine manière ? Pour vous, y a-t-il réellement quelque chose de « sacré » dans l’écriture ? Si oui, quoi ?
Certains auteurs finissent, malheureusement, par être dupes d’une comédie qu’ils se jouent à eux-mêmes et qui les autorise à se pardonner beaucoup de choses : la paresse notamment, ou les excès, ou encore l’obligation « professionnelle » de faire des expériences ! L’inspiration a bon dos. Même chose pour la sacro-sainte « Création » à laquelle on ne peut accéder qu’en ayant recours à l’ivresse ou aux paradis artificiels. Je n’ai jamais usé ni de l’un ni des autres. Je crois au travail, à la concentration, à la recherche obstinée, et surtout à l’enthousiasme. Si je m’amuse, je sais que le lecteur s’amusera lui aussi. L’important c’est qu’écrire vous rende heureux et rende heureux vos lecteurs, le « sacré » c’est, à mon sens, une façon de se donner de l’importance, de se voir comme le « vates » cher aux anciens, une sorte de voyant qui transcrit la paroles des dieux de l’Olympe. Je ne donne pas là-dedans. Je me vois comme un artisan, pas comme un prophète délivrant des messages dont dépend le sort de l’Humanité, je laisse ça à certains de mes collègues qui s’y croient un max. Tant mieux pour eux si ça les aide à vivre. Moi, mon but, c’est d’aider mes lecteurs à vivre un moment de plaisir ou d’oubli. Je crois qu’il est nécessaire de rester très humble et d’avoir beaucoup de recul, de faire son travail du mieux possible sans jamais se hausser du col. Quelqu’un m’a cité un proverbe chinois qui dit : « Si haut qu’on soit assis, on ne l’est jamais que sur son cul. » C’est très bien vu.
8. Vous êtes publié depuis très longtemps et avez donc pas mal de recul sur le milieu de l’édition. Y avez-vous constaté une évolution ? Si oui, dans quel sens ? Et pourquoi le choix d’H&O Éditions pour vos derniers livres ?
J’ai travaillé pour nombre d’importantes maisons parisiennes : Gallimard, Denoël, Flammarion, Plon, J’ai Lu, Le Livre de Poche, les Presses de la Cité, etc.
Au risque de passer pour un vieux con, je dirais que j’ai eu la chance d’arriver à un moment où l’édition comptait encore un certain nombre de directrices et directeurs de collection passionnés par leur travail. Il y avait de la passion dans l’air… parfois un peu trop, c’est vrai aussi, mais il y avait de l’électricité dans les rapports. C’était très excitant. Aujourd’hui, l’aspect commercial a pris le dessus, il n’est plus question que de chiffres de vente, de rapports financiers, de marketing. C’est un peu triste. Le commerce fait loi. J’en ai pris conscience un jour où, déjeunant avec un éditeur, je me suis aperçu que nous ne parlions plus de littérature mais uniquement de chiffres, de stratégie commerciale, d’opérations publicitaires. Là, j’ai dit stop, ça ne va plus. Je ne suis pas entré dans l’édition pour faire ce boulot-là. C’est ce qui m’a poussé à m’éloigner des grosses maisons, le pur commerce ne m’excitait pas, la tyrannie du best-seller obligatoire et du politiquement correct, très peu pour moi. Certains diront que je suis un gros naïf, incapable de s’adapter à l’époque… Peut-être. Chez H&O j’ai retrouvé cette flamme d’antan, un éditeur qui a encore le « feu ». Ça m’a réconcilié avec l’écriture à un moment charnière où j’envisageais de tout laisser tomber.
9. On conseille souvent aux jeunes auteurs de lire énormément. Pensez-vous que ce soit vrai ? Êtes-vous un grand lecteur ? Avez-vous des genres de prédilection ?
Difficile de répondre, je rencontre beaucoup de jeunes auteurs qui lisent peu, et dont l’inspiration est avant tout cinématographique. Il n’y a pas de recette, chacun concocte sa cuisine à sa manière. Le processus de mise en écriture reste quelque chose de mystérieux et demeure excessivement personnel. J’ai connu un auteur qui, pour se mettre à écrire, allait se promener dans les musées et contemplait les tableaux pendant des heures… Par ailleurs il ne lisait pas tellement. Qu’en déduire? Personnellement j’ai toujours été un gros lecteur, je vais rarement au cinéma et je ne suis guère passionné par tout ce qui s’apparente à l’expression filmique. Pour moi, le cinéma reste une distraction, mais sans plus. C’est comme ça. Je ne lis jamais dans les genres dans lesquels j’officie : SF, Fantastique, Thriller. Peut-être parce que d’avoir été directeur littéraire chez plusieurs éditeurs m’en a dégoûté ?
Je lis beaucoup de romans des années 50-60, de l’immédiat après-guerre parce que c’est une époque qui me passionne. Beaucoup de textes sur les guerres coloniales également, la Guerre Froide, l’évolution des sociétés au sortir des conflits majeurs, ce genre de trucs.
10. Pouvez-vous nous parler de vos projets littéraires ? Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Avez-vous déjà des publications prévues ?
Chez H&O sortira un nouveau thriller au début de l’année prochaine : « La forêt des silences », l’histoire d’une communauté qui vit en marge du monde en se préparant à une guerre qui ne se déclare jamais. Sinon je compte me remettre à écrire des textes courts de science-fiction dans la tonalité de « Vue en coupe d’une ville malade » ou « Aussi lourd que le vent ». Je ne suis pas certain de continuer dans la voie du roman, cela demande trop de temps.
11. Et une dernière question : quelle est votre devise en tant qu’auteur ?
Ulula mordeque acrius quam belua.*
Une devise qui peut tout à faire convenir à n’importe quelle sorte d’agression : physique, avec la violence ou la maladie, psychologique, politique… bref, quelle que soit la nature de l’agresseur.
(C’était la devise du baron de Hurlemort dans mon roman du même nom.)
* Hurle et mords plus fort que la bête.
Merci beaucoup de m’avoir accordé de votre temps ! 🙂
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