Extrait – La nuit des sorcières

La nuit des sorcières constituera le tome 2 de ma série de romans Le Peuple Invisible. Comme pour L’eau du Léthé, il y aura une partie historique et celle-ci se déroulera durant la guerre franco-prussienne de 1870 et évoquera plus particulièrement le siège de Strasbourg. Pour ce livre, j’avais prévu un prologue qui se déroulait 10 ans avant la guerre et mettait en scène un des personnages que l’on retrouve ensuite en 1870. Après concertation avec l’éditeur, ce prologue a été supprimé, n’étant pas assez parlant pour ouvrir le livre. Mais c’est un texte auquel je tiens tout de même, car il met en scène un fait divers très impressionnant de l’époque. Je vous laisse d’abord découvrir ce récit et je reviendrai ensuite sur ce qui est réel ou non. En tout cas, cet extrait vous permettra d’avoir une idée du style de La nuit des sorcières et de la manière dont je traite les aspects historiques, en mêlant réalité et fiction.


Strasbourg, lundi 14 mai 1860

            Dressé sur les épaules de son père, l’enfant regardait la guillotine avec gravité. Il était à peine six heures et le garçonnet avait encore les yeux ensommeillés, les traits froissés. La fraîcheur matinale colorait ses joues d’une délicate rougeur, seule note de couleur dans l’aube pâle qui diluait toutes les teintes en une froide grisaille. L’enfant frissonna soudain, rentra la tête dans le col de sa veste de toile trop légère et s’agrippa plus fermement aux épais cheveux de son père. Celui-ci ne bougea pas, campé sur ses jambes trapues dans sa tenue d’ouvrier. Son épouse se tenait près de lui, ainsi que deux autres enfants d’une dizaine d’années. Ils étaient venus en famille assister à l’exécution du monstre infanticide. Ils attendaient tous avec la même patience déterminée que la Veuve se mette au travail, même si les deux aînés trahissaient une certaine fébrilité contenue. Le plus petit, de sa position en hauteur, semblait davantage pénétré par la solennité du moment et il restait silencieux, immobile, fasciné par l’instrument de la Justice.
            Catherine observa un long moment la famille près d’elle, avant de se détourner. Il lui semblait que ces enfants n’avaient rien à faire là ; pas plus que les dizaines d’autres enfants qu’elle voyait se presser dans la véritable foule qui avait envahi la place d’Austerlitz. Un tel acte n’aurait-il pas dû demeurer sans spectateur ? Pour le moment un silence relatif régnait autour de l’estrade de la guillotine, mais Catherine percevait une sorte d’excitation rentrée qui la fascinait, une curiosité malsaine, une soif de sang inavouée. Au fond cette grande mascarade judiciaire n’avait rien de civilisé, ce n’était rien d’autre qu’une version moderne de la loi du Talion. Œil pour œil, tête pour tête. Et pourtant… Quelle autre réponse aurait été adaptée face à un crime aussi monstrueux ?
            — Venez, mon cher, ici nous serons bien placés.
            Catherine sentit qu’on la poussait sans grande délicatesse et jeta un coup d’œil agacé par-dessus son épaule. Un homme ventripotent lui sourit avec indifférence. Portant les vêtements soignés d’un bourgeois, il était accompagné d’un jeune homme, très bien mis lui aussi, et très embarrassé par les grognements qui montaient autour d’eux tandis qu’ils se faisaient leur place dans la foule compacte.
            — Nous aurions pu rester derrière, chuchota le jeune homme d’une voix timide.
            L’autre haussa les épaules sans la moindre gêne.
            — Nous sommes très bien ici ! Ce n’est pas tous les jours que l’on peut assister à une décollation, ajouta-t-il d’un ton pédant. Bien sûr, vous avez suivi l’affaire…
            Son compagnon marmonna quelque chose à propos de Paris, si loin des évènements de la province, et le gros homme n’eut pas besoin d’encouragement supplémentaire.
            — C’est vraiment une histoire terrible, fit-il avec délectation. Les journaux en ont parlé pendant des semaines et il n’y a jamais eu autant de monde à un procès criminel ! Un meurtre d’une telle abjection, vraiment…
            — Je ne suis pas sûr d’avoir envie de connaître les détails, murmura le jeune homme.
            — Mais il le faut ! protesta son aîné. On ne peut pas observer une exécution si on ne connaît pas les faits. Ce serait comme aller à l’opéra sans rien savoir du livret, on n’y comprendrait rien.
            L’analogie amusa et irrita Catherine tout à la fois. Ce répugnant personnage comparait-il réellement la mort d’un être humain à du théâtre ? Elle jeta un nouveau regard derrière elle. Aucun des deux bourgeois ne la remarqua. Le plus âgé lissait son ventre proéminent avec complaisance tandis que le plus jeune examinait la guillotine à la dérobée, pâle et effrayé.
            A quelques pas, un homme négociait avec les soldats qui gardaient la Veuve et maintenaient le public à une certaine distance. Bientôt il obtint le droit de passer le cordon de sécurité et entreprit de dresser un appareil photographique sur un trépied, aidé par un assistant. Lorsqu’il braqua l’objectif droit sur l’estrade, une vague nausée envahit Catherine. Les clichés photographiques lui inspiraient une répugnance instinctive. Elle connaissait trop bien la magie pour ne pas redouter ce que ces images si réalistes pouvaient capturer d’un être vivant dans les vapeurs de leurs produits chimiques.
Pendant ce temps le gros bourgeois poursuivait sur sa lancée, indifférent au silence crispé de son compagnon.
            — Oui, c’est une terrible histoire, reprit-il d’un ton dénué de la moindre compassion. Et un véritable démon que cette Marthe Haumesser.
            Le jeune homme comprit qu’il n’y échapperait pas et s’efforça de faire preuve d’un minimum d’intérêt.
            — J’ai cru entendre qu’elle avait tué une femme…
            — Pas n’importe quelle femme : sa propre fille ! Une enfant d’à peine vingt-et-un ans !
            — Mon Dieu, quelle horreur !
            Du coin de l’œil, Catherine vit le jeune homme se signer avec un effroi sincère et elle devina la satisfaction du gros homme. Autour d’eux, d’autres commençaient à murmurer pour occuper la longue attente, mais le bourgeois parlait si fort qu’elle n’avait aucune peine à suivre la conversation. Tout en observant les reflets du soleil levant sur le couperet, elle écouta cet inconnu raconter une histoire bien trop familière.
            — Voilà comment ça s’est passé. Imaginez le petit village d’Elsenheim, non loin de Marckolsheim, aux premières lueurs du jour le matin du 2 décembre de l’année dernière. Dans une des maisons de la Grand-rue, deux familles vaquent à leurs occupations : au rez-de-chaussée la famille Valentin Stéglé et à l’étage la famille Etienne Haumesser. Le Haumesser a la réputation d’être un type honnête et simple, d’ailleurs il est déjà parti travailler. Sa femme, c’est une autre histoire. On redoute sa méchanceté dans le village et on dit qu’elle ne craint ni Dieu, ni le Diable. Ils ont deux filles jumelles : Cathy qui vit dans un autre village et Jeannette qui habite toujours chez ses parents. La pauvre Jeannette est le souffre-douleur de sa mère et personne ne comprend pourquoi la Marthe maltraite une petite aussi gentille. Mais les gens évitent de se mêler des affaires de cette harpie et ils ne sont pas peu à penser que c’est sûrement une maudite sorcière.
            La nuque de Catherine se raidit. Marthe, une sorcière… Si ça avait été vrai, tout aurait sans doute été différent, elles auraient pu se comprendre et… Catherine repoussa ces pensées inutiles et changea légèrement de position pour se réchauffer. Ses articulations commençaient à lui faire mal dans la fraîcheur humide du matin et elle se concentra sur l’intense frustration que faisait naître en elle ce signe de vieillesse. Cependant le gros bourgeois continuait son récit.
            — Nous sommes donc le 2 décembre et tout paraît normal ce matin-là jusqu’à ce que les voisins entendent soudain des cris et des appels à l’aide en provenance du premier étage. Alerté, le père Stéglé envoie son fils de quinze ans voir ce qui se passe. Mais le gamin peut à peine entrer avant d’être repoussé sur le palier par la Haumesser. Sa sœur de treize ans le rejoint et il décide de regarder par le trou de la serrure. Et là qu’est-ce qu’il voit ? Cette maudite femme qui brandit un couteau et un crochet en fer ! Elle crie : « tiens, maintenant tu as ton affaire ! ». Et sa fille d’appeler au secours et d’implorer la protection de la Sainte Vierge ! Mais très vite, les cris s’arrêtent. Après ça, les enfants entendent quelque chose, comme si, et je cite, « on avait coupé le cou à une vache ». Ils retournent en courant chez leurs parents, mais ces braves gens ne savent pas trop quoi faire. C’est qu’on n’a pas l’habitude de se mêler des affaires de la Haumesser et puis on n’entend plus aucun bruit. Finalement ils n’interviennent pas.
            — Les lâches, murmura le jeune homme avec dégoût.
            — Bah, ce sont de simples paysans, tempéra son compagnon. Et puis de toute façon il était déjà trop tard. Pendant qu’ils discutaient, la Haumesser a tranché la gorge à sa fille et a entrepris de la dépecer. Savez-vous le pire ? D’après le rapport du médecin, cette pauvre gosse était encore en vie à ce moment-là !
            — Sainte Mère de Dieu !
            — Comme vous dîtes. Après ça, la Haumesser découpe le cadavre, elle fait bouillir les morceaux et jette au feu les cheveux et la cervelle. Et puis elle va tranquillement laver les vêtements en sang au puits de la cour commune, avant de lessiver le plancher de la chambre. Et quand son mari revient et lui demande où est leur fille, elle répond avec le plus grand calme du monde que la petite est partie après avoir reçu une « légère correction ».
            — Cette femme est folle à lier !
            — Oh, ce n’est pas ce que je dirais. M’est avis qu’elle savait parfaitement ce qu’elle faisait. Le lendemain, quand son mari repart travailler, elle emporte une partie du cadavre et l’enterre dans une haie, au bord d’un chemin, à quatre cents mètres à peine du village. Ensuite elle fait un second voyage pour jeter le reste dans une gravière, à un kilomètre de là. Le jour d’après, le 4 décembre, Etienne Haumesser commence à s’inquiéter sérieusement. Il cherche sa fille partout en vain et puis prévient les gendarmes. Le temps que ceux-ci arrivent à Elsenheim, la Marthe s’est enfuie, mais elle est vite rattrapée. On l’accuse. Elle nie, persiste dans son histoire de fugue. Mais le bon Dieu a décidé d’y mettre son grain de sel. Ce jour-là, le ramoneur de Marckolsheim se rend au moulin d’Elsenheim et aperçoit dans les champs un chien qui joue avec des lambeaux de chair. Des recherches permettent de retrouver près de la haie la tête de Jeannette, son buste et une partie du tronc.
            Le jeune homme eut un hoquet. Catherine ne bougea pas, revivant ces instants pathétiques. Ce n’était pas Dieu qui était intervenu mais elle. Comme toutes les sorcières, elle était capable de prendre la forme d’un animal, un gros cabot noir en ce qui la concernait. A travers son lien avec Marthe, elle avait aussitôt senti que quelque chose de grave s’était produit et elle s’était précipitée à Elsenheim. Marthe avait refusé de lui parler, mais Catherine avait rapidement compris. Elle avait alors dû prendre une pénible décision, mais il était clair que la Sororité n’aurait jamais toléré un acte pareil et qu’elle devait intervenir avant que les évènements ne l’impactent ; agir sous sa forme animale lui avait au moins permis de demeurer dans l’ombre aux yeux des humains.
            — Après ça, c’en était terminé de Marthe Haumesser, conclut le gros homme. Elle a été aussitôt arrêtée.
            — Vous avez assisté au procès ? demanda son compagnon d’une voix faible.
            — Non, mes affaires m’ont appelé à Lyon au mois de mars, mais un de mes amis a réussi à y aller. Il m’a rapporté qu’il n’avait jamais vu une foule pareille devant le palais de justice de Strasbourg ! Apparemment la meurtrière était très calme, à peine abattue. Elle n’a pas montré le moindre remords, elle ne s’est même pas défendue.
            — Quel monstre…
            — En effet. Rien d’étonnant à ce qu’elle ait été condamnée à la guillotine. En tout cas, je n’aurais manqué ce moment pour rien au monde !
            — Vous avez déjà été témoin de… d’une exécution ?
            — Oh oui, je me lève tôt à chaque fois qu’il y en a une ! Mais elles se font plus rares ces dernières années. Que voulez-vous, nous vivons une époque de sensiblerie décadente, même les juges se ramollissent. Mais vous avez déjà dû admirer ça à Paris, non ?
            Le jeune homme bafouilla une réponse négative.
            — Eh bien, c’est le moment de voir ce que vous avez dans le ventre, mon petit. Rien de tel que de mettre un homme face à la mort pour savoir de quelle étoffe il est fait !
            Le gros bourgeois ricana et son compagnon s’abstint de répondre. Ils plongèrent un instant dans le silence. Autour d’eux, la place d’Austerlitz s’était encore remplie. Ce n’était pas la plus grande place de Strasbourg, mais elle avait l’avantage d’être fermée d’un côté par la caserne des canonniers où on avait sans doute transféré la condamnée quelques jours plus tôt. L’usage voulait qu’on n’informe les prisonniers de leur exécution que le matin-même, mais ce transfert avait probablement alerté Marthe. Catherine se demanda ce que celle-ci ressentait ; sans doute rien de plus que la haine sourde qu’elle avait toujours éprouvée envers le monde entier.
            Catherine poussa un soupir et resserra les pans de son châle sur sa poitrine. Elle avait rencontré Marthe quarante-deux ans plus tôt, à Porrentruy, en Suisse où la femme était née. Celle-ci n’avait alors que cinq ans et Catherine à peine vingt-six. Il lui semblait parfois que cela remontait à une éternité, une éternité qui s’était écoulée en un battement de cils. Marthe Cuenat, c’était le nom qu’elle portait alors, venait de perdre sa mère, une sorcière et une très bonne amie de Catherine. Cette dernière avait écrit à Catherine peu de temps avant sa mort de la phtisie pour lui demander de veiller sur sa fille ; bien qu’à contrecœur, la jeune femme avait aussitôt quitté Marseille où elle vivait pour rejoindre la Suisse. Elle était arrivée trop tard pour revoir son amie et elle s’était retrouvée face à cette fillette mutique, aux traits durs, enfermée dans une colère et un chagrin inexprimables.
            Catherine n’avait jamais voulu d’enfants, autant par désir de liberté que parce que la compagnie des hommes lui inspirait un profond dégoût, mais elle ne pouvait pas ignorer le dernier vœu d’une mourante, d’autant moins que Suzanne Cuenat avait fait énormément pour elle lorsqu’elle était entrée dans la Sororité. Elle avait donc décidé de s’occuper de l’enfant et personne ne s’y était opposé, surtout pas le père dont nul ne connaissait l’identité.
            Marthe avait toujours été une enfant difficile. Dure, vindicative, brutale, elle n’en faisait qu’à sa tête et Catherine devait bien s’avouer qu’elle n’avait jamais éprouvé d’affection pour elle. Malgré tout, elle l’avait élevée de son mieux, s’efforçant de la canaliser, espérant que les choses s’arrangeraient à la puberté, lorsque la fillette commencerait à entrer en possession de ses pouvoirs de sorcière. Marthe paraissait attendre ce moment elle aussi, sa mère ne lui ayant jamais caché sa véritable nature. Mais la transformation ne s’était jamais produite.
            Catherine avait patienté très longtemps avant de se rendre à l’évidence, mais lorsque Marthe avait atteint l’âge de quinze ans sans jamais avoir ressenti le moindre frisson de magie, il n’avait plus été possible de nier. Catherine n’avait encore jamais entendu parler d’une sorcière qui ne transmette pas ses pouvoirs à sa fille. Elle s’était renseignée et certaines supérieures de la Sororité lui avaient expliqué que cela arrivait extrêmement rarement. En général cela signifiait que l’enfant était maudite et briserait sa propre lignée. Une des Aînées lui avait même conseillé de tuer Marthe, mais Catherine n’avait pu s’y résoudre en raison de la promesse faite à la mère de celle-ci. Depuis le 2 décembre 1859, elle le regrettait sincèrement.
            Marthe avait gardé son calme lorsque Catherine lui avait annoncé qu’elle n’appartiendrait jamais à la Sororité. Elle s’était simplement renfermée encore davantage, ruminant une amertume et une haine qu’elle laissait parfois éclater dans de véritables accès de rage. Catherine avait tout de même espéré qu’elle finirait par s’apaiser, en particulier quand elle avait rencontré Etienne Haumesser, venu travailler à Porrentruy durant quelques mois. Catherine avait donné son accord au mariage et elle avait laissé l’Alsacien emmener Marthe dans son pays.
            Catherine était consciente d’avoir consenti à cette union par égoïsme, pour se débarrasser enfin de cette responsabilité et retrouver une vie où ses seules préoccupations étaient son travail pour la Sororité et elle-même. Marthe avait jeté une ombre sur son quotidien durant près de quinze ans ; le jour où elle était partie pour l’Alsace avait été une délivrance.
            Catherine était une puissante sorcière. Pour continuer à tenir son engagement envers Suzanne Cuenat tout en restant libre de ses mouvements, elle avait lancé un sort qui la liait à Marthe, lui permettant de surveiller celle-ci même à distance. Elle n’était pratiquement jamais intervenue dans la vie de la femme, n’était venue lui rendre visite qu’une ou deux fois. Jusqu’à ce jour d’hiver où tout avait basculé.
            Un rictus crispé tordit la bouche de Catherine, se figeant presque aussitôt. Un frémissement venait de parcourir la foule : la porte de la caserne s’était ouverte. Instinctivement Catherine tendit le cou, comme toutes les personnes autour d’elle. Quelques soldats franchirent le porche d’un pas martial et vinrent renforcer la sécurité autour de l’estrade de la guillotine. Le procès de Marthe avait eu un retentissement considérable, une foule inhabituelle s’était massée sur la place, nul ne voulait d’un incident qui ternirait l’image officielle de Strasbourg. Les militaires affichaient un air sombre, surveillant la marée humaine devant eux.
            Le silence était devenu tel que Catherine entendit très nettement les pas du nouveau groupe qui s’avançait. Quatre ou cinq officiels venaient en premier et Catherine reconnut parmi eux – pour les avoir vus durant le procès – le juge d’instruction, le greffier de la Cour d’Assises et l’avocat de Marthe. Les suivaient un homme qui devait être un médecin ainsi que le bourreau et ses deux assistants. Juste derrière eux venait Marthe, soutenue par un aumônier ; trois gendarmes fermaient la marche.
            Catherine cessa un bref instant de respirer. Elle avait assisté à tout le procès, recroquevillée au fond de la salle d’audience, mais elle avait évité de tourner la tête vers Marthe, craignant que celle-ci ne fasse un esclandre en croisant son regard. Une fois la condamnation prononcée, elle n’avait pas non plus cherché à lui rendre visite en prison. En vérité, et malgré toute sa fascination, elle ne l’avait plus vraiment regardée depuis ce jour-là, à Elsenheim, quand elle avait compris que l’enfant qu’elle avait élevée était devenue un monstre.
            Marthe était pâle mais calme, le visage fermé, les lèvres serrées en une ligne mince et froide. Le menton projeté en avant, elle se tenait avec une certaine fierté malgré les cordes qui entravaient ses jambes et l’obligeaient à marcher à petits pas. Ses bras étaient attachés dans son dos, de manière à descendre les épaules et bien dégager la nuque. Ses longs cheveux sombres, dont elle était si fière adolescente, avaient été fixés sur son crâne pour laisser son cou parfaitement libre. Enfin, le col de sa robe avait été largement découpé, afin que rien ne vienne entraver le couperet.
            L’aumônier murmurait à la condamnée des paroles pressantes qui semblaient laisser celle-ci indifférente. Catherine devina qu’il la conjurait une dernière fois de faire la paix avec Dieu, mais Marthe n’avait jamais été croyante et elle ne l’écoutait sans doute même pas. Arrivée à quelques pas de l’estrade, elle jeta un coup d’œil à la guillotine, puis détourna le regard. Les assistants du bourreau voulurent se saisir d’elle, mais soudain elle se pencha vers l’aumônier pour lui dire quelques mots. Aussitôt celui-ci arrêta les exécutants qui reculèrent avec mécontentement. Un murmure intrigué parcourut la foule.
            Tandis que tout le monde se tordait le cou, l’aumônier s’approcha d’un officiel inconnu de Catherine et lui expliqua quelque chose. L’homme poussa un profond soupir, puis il se tourna vers quelqu’un au premier rang de l’assistance.
            — Etienne Haumesser ? Votre femme a exprimé une dernière volonté : elle voudrait vous embrasser encore une fois.
            Catherine ne pouvait pas voir Haumesser, mais elle devina qu’il refusait catégoriquement. Marthe ricana.
            — Tu as raison, lança-t-elle, je t’aurais arraché le nez de la figure !
            Une clameur d’excitation et d’effroi monta de la foule tandis que Catherine réprimait difficilement un sourire. Marthe ricanait encore lorsque les assistants du bourreau s’emparèrent d’elle pour la faire monter sur l’échafaud ; elle retrouva son sérieux face à la guillotine. Elle promena un dernier regard haineux sur la foule, puis se laissa docilement basculer sur la planche jusqu’à ce que son cou repose sur le billot, emprisonné entre les deux pièces de bois. Le bourreau s’avança pour actionner le mécanisme.
            Une fraction de seconde, Catherine fut tentée d’intervenir, d’employer la magie si nécessaire, mais elle se contint. De quel droit aurait-elle empêché que justice soit faite ? Et de toute manière, n’avait-elle pas elle aussi sa part de responsabilité dans ce désastre ? L’enfant dont on lui avait confié la garde s’était changée en monstre. Qu’avait-elle fait qui avait provoqué une telle horreur ? Qu’aurait-elle dû faire ? Ce qu’elle était n’avait-il pas joué un rôle dans ce que Marthe était devenue ?
            Marthe avait assassiné sa propre fille après l’avoir maltraitée durant des années. Elle avait mutilé son cadavre, elle s’en était débarrassée avec une froideur inconcevable. Son enfant, un être qu’elle avait porté dans sa chair, qu’elle avait nourri de son sein, elle l’avait massacré ! Catherine n’éprouvait guère de compassion pour Jeannette, mais elle n’arrivait pas à comprendre. Même en connaissant Marthe comme elle la connaissait, une telle atrocité n’avait aucun sens pour elle. Comment une mère pouvait-elle agir ainsi ? Et pourtant… N’était-ce pas sa propre intervention, sous sa forme animale, qui avait conduit Marthe sur l’échafaud ? D’une certaine manière, n’avait-elle pas, elle aussi, assassiné sa propre fille ?
            Soudain le couperet chuta sans un bruit et ce fut terminé. La tête tomba dans une bassine de métal avec un bruit mat et les assistants firent basculer le corps dans le grand panier placé sur le côté de la guillotine. Du sang avait jailli du tronc avec force, éclaboussant de rouge les montants de bois de l’échafaud. A travers le bourdonnement qui avait envahi ses oreilles, Catherine entendit plusieurs cris autour d’elle. Il y eut également de l’agitation juste derrière elle et elle devina que le jeune homme qui accompagnait le gros bourgeois s’était évanoui. Elle ne bougea pas, méditant sur les mystères de la nature humaine.


marthe-cuenat-epouse-haumesser
Portrait de Marthe Cuenat-Haumesser

Dans tout ça, qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui est faux ? Le personnage de Catherine étant fictif (c’est elle que vous retrouverez dans La nuit des sorcières), toute sa relation avec Marthe Cuenat-Haumesser est bien sûr inventée, de même que la description de l’enfance de la femme. J’ai romancé le récit de son exécution, même si j’ai essayé de coller autant que possible à la réalité. La phrase moqueuse qu’elle adresse à son mari est en revanche véridique. C’est aussi le cas du terrible meurtre qu’elle a commis et des circonstances entourant le crime ; seule l’intervention de Catherine est inventée, mais c’est bel et bien un chien qui a déterré les restes de la pauvre Jeannette. Quant à Marthe, elle a bien été guillotinée sur la place d’Austerlitz de Strasbourg le 14 mai 1860, pour l’assassinat sanglant de sa fille.

Que pensez-vous de ce récit ? Est-ce que cela vous donne envie de lire La nuit des sorcières ? 😉 N’hésitez pas à laisser votre avis en commentaire !

4 réflexions au sujet de “Extrait – La nuit des sorcières”

  1. Mmmm, un petit avant goût de la nuit des sorcières 😀.
    Ça commence fort cet épilogue devant l’échafaud, tu ne nous épargne pas les détails 😅. Hâte de découvrir la suite de l’Eau du Léthé, avec un mélange de fantastique et d’historique !

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  2. Dans le site « la veuve guillotine », il est mentionné que dans un dernier accès de méchanceté, Marthe Haumesser aurait lancé à son mari cette dernière vacherie : « Ne vous tourmentez pas, mon homme, elle n’était pas de vous ! » Dernière bravade ou vérité révélée à l’instant ultime ?

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    • Dans tous les cas, ça ressemble à un dernier accès de cruauté. ^^ Merci pour cette anecdote que je ne connaissais pas ! 😉

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