Pierre Bordage est un auteur majeur des genres de l’imaginaire français, mais j’avoue que jusqu’à il y a peu, je ne le connaissais que de nom et n’avais encore jamais eu l’occasion de le lire. Il faut dire que l’imaginaire n’est pas ma lecture principale ou, en tout cas, constitue seulement une partie des genres très variés auxquels je m’intéresse. Je ne peux donc pas parler pour l’ensemble de l’œuvre de Pierre Bordage ; en revanche je vous recommande Les fables de l’Humpur que je viens de finir et qui m’a enthousiasmée. Il s’agit d’un roman qui est classé en « science fantasy » (j’ai découvert ce terme au passage), à la croisée donc entre fantasy et science-fiction. Datant de 1999, il est aujourd’hui disponible en version poche dans toutes les librairies. Plus d’infos ci-dessous !
Les fables de l’Humpur
Le résumé :
Dans les pays de la Dorgne, des êtres mi-hommes, mi-animaux perdent peu à peu leur patrimoine humain et s’enfoncent lentement dans la régression animale. Tribus dominantes carnivores, communautés agricoles servant de nourriture aux clans prédateurs, tous sont soumis par le clergé aux lois de l’Humpur, qui punissent de mort les mélanges entre les clans et les comportements individualistes. Parce qu’il ne supporte pas de voir la jeune troïa qu’il aime livrée aux appétits collectifs lors de la cérémonie rituelle de reproduction, Véhir brise l’enclos de la fécondité et s’enfuit en quête des derniers dieux humains de la légende. Lui, le grogne paysan, va accomplir ce chemin en compagnie de Tia, une jeune prédatrice hurle en exil…
L’extrait :
Les trois lais de l’Humpur bénirent les vaïrats regroupés dans la cour. Véhir n’aimait pas ce trio de castrés qui se présentaient comme les seuls intermédiaires entre les dieux humains et leurs frères grognes. Ils occupaient une place prépondérante au sein du conseil communautaire. Ils combattaient avec sévérité les déviations individules inspirées par le Grand Mesle et n’hésitaient pas à condamner au bannissement les vaïrats ou les troïas qui transgressaient les lois sacrées. Or, déchu de la protection du comté, privé d’abri, forcé par les prédateurs errants, l’exilé n’avait aucune chance de survivre hors de la communauté.
Mon avis :
L’histoire des fables de l’Humpur est assez classique, puisqu’il s’agit d’une quête, celle de Véhir et Tia, pour comprendre le monde dans lequel ils vivent et y trouver leur place alors que le fonctionnement de leurs sociétés ne leur convient pas. Tous deux sont des inadaptés, des outsiders qui remettent en question les normes pesantes et abrutissantes de leurs clans et malgré leur antagonisme naturel, ils vont se rejoindre dans une même recherche, celle des dieux humains qui ont créé leur monde.
A une époque où je me pose pas mal de questions sur la société dans laquelle on vit, j’avoue que l’insatisfaction et le désir d’autre chose de ces personnages a pas mal résonné en moi, d’autant qu’ils sont bien construits et attachants. Je reconnais sans peine que ces thématiques n’ont rien de follement original, mais elles sont très bien traitées, alors pourquoi bouder son plaisir ? La quête de Véhir et Tia est prenante, leur voyage plein de rebondissements, il n’y a guère de temps morts et ils font beaucoup de rencontres qui enrichissent le récit et lui donnent un indéniable souffle épique.
Mais ce qui, pour moi, rend vraiment ce roman exceptionnel, ce sont deux choses : le contexte et le langage. Je ne vais pas trop rentrer dans les détails pour ne pas vous gâcher la lecture, mais Pierre Bordage a construit un monde unique, en partie basé sur les fables et l’image qu’elles peuvent renvoyer des animaux (le loup féroce, le renard rusé, le chat malin et dangereux, etc.). On trouve d’ailleurs au début de chaque chapitre un extrait de fables (inventées) qui ne sont pas sans évoquer La Fontaine ou les fabliaux du Moyen-âge. Les personnages sont à la fois humains et animaux et Pierre Bordage a su jouer de ces caractéristiques d’une manière vraiment intéressante et développer tout un univers imagé, métaphorique et très évocateur. Je m’y suis laissée prendre avec grand plaisir et je suis vraiment admirative de la manière dont il a su exploiter cette idée, avec beaucoup de finesse, d’inventivité et d’à-propos.
Je le disais plus haut, il y a une deuxième chose qui fait que pour moi ce roman sort du lot et à vrai dire, c’est le critère principal qui m’a décidée à vous en parler : le travail sur le langage. Les créatures de l’Humpur parlent une sorte de langue dégénérée, plus ou moins appauvrie en fonction de leur stade de régression animale, et Pierre Bordage a réalisé un travail remarquable sur le vocabulaire, les tournures de phrase, la différenciation entre les personnages. Le tout reste lisible et compréhensible, mais permet de plonger d’autant plus profondément dans l’univers de l’Humpur et de lui donner une identité d’autant plus forte. Je n’ai pas cherché à savoir quels termes étaient inventés, dérivés de la langue moderne ou piochés dans un lexique désuet et moyenâgeux, je me suis contentée d’apprécier l’effet général que ces termes produisent et que j’ai trouvé fascinant. C’est vraiment pour moi l’aspect le plus remarquable du roman et ce qui lui donne une dimension singulière.
Les fables de l’Humpur est une quête initiatique, une réflexion sur l’avenir de l’humanité aussi (vous le comprendrez en lisant le livre), une aventure épique pleine de rebondissements, une galerie de personnages pittoresques et surtout la mise en scène d’une langue superbement travaillée, bref un très bon roman de l’imaginaire français que je vous recommande chaudement ! 😉
Ça donne envie de renter dans ce monde et d’y jeter un petit coup d’œil.
Bravo, belle critique.
Merci ! 🙂